11 janvier 2007

Imam Bamba Sall, Prt de l'Apeec: "Nous sommes totalement responsables et complices."

"... Pourquoi accepter d’être le dindon de la farce de «guides» [marabouts] qui ne pensent qu’à leur confort matériel ? ... Nous autres, hommes religieux, sommes totalement responsables et complices ; nous avons failli à notre mission. ... Il faut faire comprendre au président Wade qu’il serait dangereux pour lui et pour le pays de s’appuyer sur des sectes pour rempiler...

... Les populations vivent des difficultés énormes. Et cela n’est rien comparé à l’injustice sociale qui prévaut dans ce pays du fait du fonctionnement pervers des institutions. ...
Aujourd’hui, le régime libéral semble porter l’estocade à ce peuple qui l’a élu sur la base de promesses. Celles-ci n’ont pas été tenues, et la situation s’est empirée. ... Je constate aussi que l’Etat du Sénégal est devenu une "société familiale" et cela est très dangereux dans le contexte de désarroi économique et social -sur fond d’injustice- où nous sommes. ..."

Mea maxima culpa



IMAM MOUHAMADOU BAMBA SALL (A PROPOS DE LA SITUATION DU SENEGAL) - «Les chefs religieux sont des complices»

Sa réputation de prêcheur incisif est parvenue jusqu’à nous et nous nous sommes rendus le dimanche 07 janvier à Yoff pour l’écouter. L’imam Mouhamadou Bamba Sall, théologien, président de l’Association pour l’enseignement coranique et la culture (Apeec) est un verbe tranchant. Dans cet entretien qu’il nous a accordé, il dénonce la connivence entretenue entre le pouvoir politique et des religieux ; il démonte le piège dans lequel des chefs religieux tendent à enfermer leurs disciples et s’en prend au pouvoir libéral qui, a-t-il dit, travaille à instaurer l’anarchie.

Imam, quelle appréciation faites-vous de la situation sociale, économique et politique du Sénégal sous l’alternance ?

Depuis les élections de 2000, c’est vrai, le pouvoir en place a entrepris certains travaux, notamment de fluidification de la circulation. Mais vous constatez comme moi que les populations vivent des difficultés énormes. Et cela n’est rien comparé à l’injustice sociale qui prévaut dans ce pays du fait du fonctionnement pervers des institutions. Or, en sanctionnant le Parti socialiste et en portant Wade au pouvoir, nous nous attendions à ce que ce dernier corrige toutes les anormalités qui avaient cours. Hélas, nous sommes au regret de constater que ces injustices se sont plutôt accentuées en moins de sept ans. Au plan économique, les politiques d’ajustement structurel appliquées par le président Abdou Diouf ont mis à genou le peuple sénégalais pendant des décennies. Las, on s’est tourné vers Wade qui a promis de redresser la situation, de mettre un terme aux souffrances du peuple. Il avait, entre autres, promis des bateaux qui alimenteraient le pays en énergie à partir de la mer ; il avait promis de réduire la facture du courant ; il avait promis de ramener le prix du kilogramme de riz à 100 francs Cfa… Aujourd’hui, le régime libéral semble porter l’estocade à ce peuple qui l’a élu sur la base de ces promesses. Celles-ci n’ont pas été tenues, mais la situation s’est empirée : le prix du pain est monté en flèche, les coupures de courant sont devenues la règle, le prix du gaz est exorbitant du même que celui du kilogramme de charbon qui est passé de 100 francs sous Diouf à 150 sous Wade, et j’en passe.

Je constate aussi que l’Etat du Sénégal est devenu une société familiale et cela est très dangereux dans le contexte de désarroi économique et social - sur fond d’injustice - où nous sommes. Regardez tous ces enfants dans les rues ; ils ne travaillent plus. Or Wade avait promis de régler définitivement la question des crises récurrentes à l’université et dans les lycées. Non seulement il ne les a pas réglées, mais c’est tous les jours des casses et des émeutes. Le candidat Wade disait aussi qu’il y avait trop de ministères pour un pays comme le Sénégal ; aujourd’hui le président Wade fait pire que tout le monde avec des nominations à tour de bras, faisant au passage entorse aux procédures. Et voilà que l’on va mettre sur pied un Sénat ! Le Sénégal est le seul pays au monde où un président se réveille et dit: «j’offre des 4X4 aux députés», où «j’offre à l’Etat 6 milliards». Le candidat Wade n’avait pas 6 milliards quand il faisant sa campagne en 2000 ; où a-t-il pris cet argent ? A vrai dire, nous étions dans des difficultés avec les socialistes, nous sommes en plus dans l’anarchie avec les libéraux.

Ne vous sentez-vous pas responsables pour ne pas dire complices dans ce qui se passe, vous dont les voix ne s’élèvent jamais pour dénoncer à temps ce que vous appelez les dérives pouvoiristes ?

Ah oui, je le reconnais, nous autres hommes religieux sommes totalement responsables et complices. Pis, nous avons failli à notre mission. Vous savez, dans nos sociétés, les imams, les chez religieux, les intellectuels, etc, sont ceux qui ont remplacé les prophètes pour sermonner et ouvrir les yeux du peuple, être leur guide. Que se soit Moïse, Jésus ou Mohammed… les prophètes, par rapport à la mission qui était la leur, ne s’étaient pas emmurés dans le silence, et n’ont jamais fait le black out sur les problèmes sociaux auxquels leurs peuples étaient confrontés. Ils ont combattu pour libérer leurs peuples, tout le contraire de ce que nous faisons maintenant, nous qui nous disons la voix de ceux qui subissent sans pouvoir dire. Au Sénégal, des chefs religieux musulmans ne s’adressent à leurs ouailles qu’au sujet de trois choses : les louanges de leurs grands-père (Ndlr : à eux, chefs religieux) ; la culture de leurs champs et les consignes de vote. Or au moment où ils vous disent de voter pour tel, ils ont déjà reçu des caterpillars pour leurs champs, des millions de francs pour alimenter leurs comptes en banque. Ce qui se passe, c’est que des ches religieux vendent leurs talibés (Ndlr : fidèles) ; ils s’en servent comme de la monnaie. Et cela, il faut que ça s’arrête ! Il faut libérer le peuple et laisser les gens opérer leur choix en toute responsabilité.

Parmi les hommes religieux dont vous parlez, certains ont des partis et veulent le pouvoir politique.

Peut-être est-ce là leur manière de pouvoir «changer les choses»… Cela veut dire que le plus dangereux est à venir ! Un homme religieux ne relève pas le défi en devenant politicien. Je ne le crois pas et je pense comme l’autre que c’est de la dissimulation tactique ; il finira tôt au tard par se dévoiler et apparaître pire que les autres. Ce qui m’amène à dire que l’on doit sérieusement revoir la manière dont on attribue les récépissés aux partis politiques. Il ne faut pas que se reproduisent ici (Ndlr : au Sénégal) les situations que l’on observe dans d’autres pays. J’ajoute que les partis dont vous parlez et qui sont formés par des hommes religieux sont basés sur une idéologie de secte. Cela dit, il faut faire comprendre au président Wade qu’il a reçu tous les honneurs et qu’il serait dangereux pour lui et pour le pays de s’appuyer sur des sectes pour rempiler. A défaut de rendre le tablier comme l’a fait le président Senghor, qu’il envisage son élection de manière responsable.

Imam, vous vous dites favorable au report des élections. Pourquoi ?

Ecoutez, personne n’est dupe : les autorités gouvernementales savent pertinemment qu’elles n’ont pas travaillé à la réalisation des conditions normales de tenue d’élections libres et transparentes. Par exemple, la manière dont les inscriptions se déroulent laisse à désirer et laisse en rade la majorité des Sénégalais, sans compter les nombreux problèmes notés dans l’enregistrement des inscrits. Je sillonne le monde rural et je puis vous dire qu’à ce niveau c’est pratiquement zéro inscrit au regard du nombre. Vous avez une commission électorale qui vient s’implanter dans un village, le temps que les habitants des localités environnants rappliquent et la voilà qui déménage. A cela s’ajoute le fait que même les premiers inscrits n’ont toujours pas leur carte, et nous sommes à quelques semaines des élections ! En fait, toutes les conditions de contestations voire de troubles post-électoraux sont réunies et c’est de cela justement dont nous ne voulons pas ici au Sénégal. Il faut dire que les acteurs de ce jeu dangereux ont leurs fils bien à l’abri à l’étranger. Cela dit, il faut que les citoyens intègrent l’idée qu’ils ont des droits à revendiquer mais qu’ils ont aussi des devoirs à accomplir…

Que voulez-vous dire par là ?

Que l’on rende obligatoire le vote. Les gens revendiquent leurs droits, investissent la rue pour se faire entendre, ils doivent accomplir leur devoir. Et le premier devoir du citoyen, c’est de voter. Vous trouvez normal qu’un président soit élu au Sénégal par deux ou trois millions de citoyens ? Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur devrait être dessaisi de l’organisation des élections. Dans certains pays à démocratie majeure, ce ministère peut gérer le processus électoral mais dans un pays comme le nôtre, encore immature et démocratiquement fragile, où le ministère de l’Intérieur sert plutôt le parti au pouvoir, une telle option est problématique. Il faut une structure libre, indépendante et autonome pour l’organisation des élections, le ministère de l’Intérieur devant se contenter d’assurer la sécurité. Cela dit, les chefs religieux et les intellectuels qui ont failli à leurs responsabilités, qui gardent le silence et qui entretiennent la complicité avec ceux qui travaillent contre le peuple doivent être démasqués. Chacun doit être averti et ouvrir les yeux. En plus d’être muets sur tous les problèmes qui agitent ce pays, les chefs religieux ne viendront pas payer votre facture d’électricité ou d’eau ; aucun chef religieux ne viendra assurer votre dépense quotidienne ; votre fils qui erre sans emploi, aucun chef religieux ne lui trouvera un travail… Alors pourquoi accepter d’être le dindon de la farce de «guides» qui ne pensent qu’à leur confort matériel ?

Recueillis par Félix NZALE