Lettre de voeux au Père Noël sénégalais
Cette journaliste devrait être arrêtée pour atteinte au moral de la population sénégalaise et incitation à la révolte. Sur un ton qu'elle veut humoristique, elle trace un bilan désastreux de l'année 2006 et écrit même : les Sénégalais "doivent prendre la parole car quand l’injustice règne, garder le silence est un délit." Elle peut toujours rêver. Ses vœux resteront pieux.
Lire ci-dessous des extraits de la lettre parue sur Sud Quotidien
Cher Père Noël…
Voici venir Noël et son cortège de vœux et de cadeaux en tous genres. Je t’adresse cette année une lettre bien particulière car, malgré les doutes que j’ai pu avoir sur ton existence par le passé, je sens revenir en moi avec une force jusqu’alors inconnue, la foi que je croyais enfouie depuis que je me suis rendue compte que beaucoup de Sénégalais ne poursuivent plus de chimères et ne chevauchent plus de songes. Ils sont devenus très peu loquaces, mais ne pensent pas moins que quelques fois, ils doivent prendre la parole car quand l’injustice règne, garder le silence est un délit. Nous voulons être réconfortés, un tant soit peu.
Nous avons traversé l’année 2006, extra-ordinaire, dans une ambiance quelques fois surréaliste, avec des équipes gouvernementales sans grande inspiration, et des animateurs à bout de souffle en bout de course… (...)
C’est ce qu’est devenue la République depuis bientôt sept ans : une maison folle. (...) Il y a urgence. Inégalités sociales, désordre moral, tentations liberticides n’ont jamais été aussi forts. Ni justice, ni dignité. Une dignité à l’heure où leur honneur, qui doit être leur dernière richesse, est sali et bafoué.
Et non Père Noël, tu ne te trompes ni d’époque, ni de pays. On est bien au Sénégal, en 2006... Alors je te préviens, « Petit Papa Noël, quand tu descendras du ciel » :
- quand tu traverseras Dakar, ne t’étonne pas. Avant, on avait une ville, maintenant c’est un souk. Ne t’attarde pas plus longtemps, tu risques d’être agressé par des bandes de voyous;
- dans tes discussions, ne dis pas que tu connais quelqu’un qui construit des pirogues. Tu seras assailli par des quartiers entiers qui rêvent d’aller vivre ailleurs, en traversant la mer;
- heureusement que tu es tiré par un traîneau, sans quoi, tu risques de ne pouvoir te procurer du carburant. Mais attention aux clandestins, qui pourraient t’emprunter ton traîneau, puisque même le train d’atterrissage des avions ne les dissuade pas quand ils veulent prendre le large;
- si on ne te sert pas de chocolat chaud, ne le prends pas mal, il y a pénurie de gaz et de charbon de bois;
- aux enfants que tu rencontreras, ne leur demande pas s’ils ont bien travaillé à l’école. Leurs maîtres déroulent leur dixième plan d’action depuis l’année scolaire passée, et Maître a opposé un niet catégorique à leurs revendications;
- si tu as la chance de regarder la télévision parce que c’est le quart d’heure d’électricité, je t’en prie, envoie à la direction générale, une once d’imagination pour stimuler leur créativité. Le feuilleton « Wade and the Family Show » a tellement été rediffusé, qu’il est devenu exsangue
- ne tombe pas de nues, quand dans leurs discours tu entendras parler de parité et de «question genre». Après de mâles convictions («Elle ne lorgne pas mon fauteuil»), les gens qui nous gouvernent sont devenus brusquement moins misogynes;
- si tu cherches les enfants de ceux qui avaient perdu leurs maisons l’hivernage dernier, va tout droit. Exactement aux mêmes endroits. Ils n’ont pas bougé des camps de sinistrés. Quoi ? On t’avait dit que c’était provisoire, en te présentant le plan Jaxaay ? Oui mais c’est ce qu’ils leur ont fait croire, donc, ils vivent dans l’éternelle permanence du provisoire;
- ne pose pas de question sur le fichier électoral. Il est en train de se promener, dans une clé Usb, entre la Cena et le ministère de l’Intérieur;
- tu ne rencontreras pas le train des Industries chimiques du Sénégal, elles ne produisent presque plus rien;
- en allant à Rufisque, tu n’apercevras pas la torche de la Sar, elle n’a plus rien à raffiner ;
- quand tu seras dans les campagnes, les paysans se présenteront à toi, la mine déconfite et te montreront les bons impayés qui leur sont restés sur les bras depuis trois ans.
Très cher Père Noël, nous te conjurons d’éloigner de nous, tous ces gros nuages qui s’amoncellent au-dessus de nos têtes et qui noircissent au fur et à mesure que nous approchons du 25 février 2007. (...)
Voilà ! J’espère ne pas avoir été trop longue. Je ne voudrais pas t’importuner davantage. Je sais que tu es très sollicité en ce moment. Je te souhaite donc bon courage pour tes livraisons de la nuit du 24 au 25, ainsi qu’une bonne année de repos. Travailler un jour par an ! Quel pied !
Henriette Niang Kandé